Aux abords des tribunaux, de faux témoins proposent leurs services, moyennant finance, pour peser sur l’issue d’un procès. Retour sur un phénomène qui prend une ampleur inquiétante.
L’homme caresse ses moustaches. En bon professionnel, il pose les questions qu’il faut, rassure le client et élude d’un geste les dernières appréhensions. “Vous voulez convaincre le juge de l’innocence de votre frère ? Comptez sur moi, on va le tirer d’affaire en un clin d’œil”, martèle-t-il en tirant sur sa cigarette. Il n’a pas fallu beaucoup de temps pour convaincre cet homme de venir témoigner dans une
supposée affaire d’escroquerie. Pour 500 dirhams, ce quinquagénaire à l’accent du terroir était prêt à raconter n’importe quoi au juge pour appuyer “notre plainte”. L’intermédiaire, qui a empoché au passage une commission de 100 dirhams, est sûr de son poulain. “Ce n’est pas la première fois qu’il intervient en tant que témoin. De plus, de tous les autres (témoins à la carte), c’est le plus recommandable, car il est extrêmement discret”, précise-t-il sur un ton apaisant. L’intermédiaire désigne au passage quelques groupes de personnes attablées à la terrasse de ce café miteux, situé en plein cœur de Casablanca, à quelques pas du tribunal d’Anfa. C’est là qu’une faune de faux témoins professionnels se retrouve, pour proposer ses services aux clients en manque d’arguments dans des affaires portées devant la justice.
D’après de nombreux avocats, le phénomène, en hausse constante, est une épine de plus dans le pied bien malade de la justice. “Les tarifs démarrent à 200 dirhams et peuvent aller jusqu’à 5000 dirhams, voire plus. Tout dépend de l’affaire”, rappelle un connaisseur des arcanes des tribunaux de Casablanca. Meurtres, conflits d’héritage, affaires de mœurs… les faux témoins font feu de tout bois. Il suffit d’y mettre le prix. “Cela va du témoin qui enfonce votre voisin de palier dans une banale dispute, au parjure qui témoigne pour disculper un meurtrier et envoyer un innocent derrière les barreaux”, ajoute-il. Les exemples ne manquent d’ailleurs pas comme le montrent ces quelques cas.
À chaque affaire son tarif…
Premier exemple : une affaire de meurtre non élucidé à Settat, où le principal suspect est toujours en liberté pour cause… de témoignages douteux. Tout a commencé, donc, en 2000, quand la gendarmerie a découvert le corps d’un juge communal, assassiné dans sa voiture à quelques kilomètres de Settat. Au cours de l’enquête, un témoin reconnaît formellement la voiture du suspect principal, un proche de la victime, et le signale aux enquêteurs. Confondu, et sans aucun alibi, le suspect va pourtant se présenter à la gendarmerie, quelques jours après, accompagné de deux témoins qui auraient “prié” avec lui dans la même mosquée au moment du crime. “C’est ce témoignage de complaisance qui bloque depuis sept ans l’enquête”, rappelle une source judiciaire locale. Le juge d’instruction de Settat vient d’ailleurs tout récemment de renvoyer le dossier devant la police pour “approfondissement de l’enquête”. Cette dernière peut avoir une certitude : parmi les trois témoins, il y en a au moins un qui ne dit absolument pas la vérité…
Si les cas de faux témoignages dans des affaires de meurtre restent rares, les témoins qui interviennent dans des contentieux portant sur des transactions sont légion. De l’avis de tous les juristes consultés, c’est dans les affaires immobilières que le phénomène des faux témoignages fait le plus de dégâts. “C’est essentiellement à la campagne, où une grande partie des biens fonciers n’est pas enregistrée”, fait remarquer Fatima Sebti, avocate au barreau de Casablanca. Exemple de cette affaire qui avait défrayé la chronique judiciaire des Ouled Hriz en 1995. Cette année-là, une dame de la haute bourgeoisie de Rabat se rend à Sahel Ouled Hriz, à quelques kilomètres de Berrechid, pour tenter de s’approprier un lot de terrains de plusieurs centaines d’hectares. Elle établit deux documents sur la base de faux témoignages légalisés à la commune, le premier certifiant qu’elle est propriétaire du terrain avec ses frères et sœurs, le second attestant qu’ils possédaient un droit de jouissance réel sur la propriété. Pour finaliser l’acte de jouissance, un fonctionnaire de la commune s’est chargé de réunir les faux témoignages d’une douzaine de paysans spécialement payés pour cela. Au Jour J, la dame se déplace sur les lieux en compagnie d’un agent du cadastre pour la fixation des bornes et l’affaire allait aboutir… si ce n’était l’intervention musclée de quelques habitants des douars voisins. Portée devant la justice, l’affaire, qui a pourtant révélé que tout était parti d’une série de témoignages de complaisance, traîne toujours.
Des sanctions peu efficaces
L’autre vivier des mauvais témoignages reste les affaires dites de moeurs. Exemple de l’affaire de Adil, médecin, qui remonte à 2005. Malgré une situation financière plutôt confortable, le jeune homme a du mal à se faire des amies parmi le sexe opposé. Résultat, le garçon, d’une timidité maladive, se fait une réputation dans les milieux de la nuit où il a l’habitude de chercher de la compagnie rémunérée. Jusqu’au jour où une femme de petite vertu décide de lui faire endosser la paternité d’un enfant en portant l’affaire devant la justice ! Comme les démarches traînaient en longueur, la dame a fait appel à des connaissances qui ont témoigné “d’une relation durable entre elle et le médecin”. La justice n’a pas jugé nécessaire de recourir à un test de paternité et a condamné le jeune homme à prendre en charge l’enfant. “Non seulement je n’ai jamais vu cette jeune femme mais, de plus, à l’époque où je suis accusé d’avoir entretenu avec elle des rapports intimes, j’étais en service civil dans un hôpital dans le sud du pays”, s’indigne, aujourd’hui encore, le jeune homme, obligé de verser une pension alimentaire mensuelle à une femme qu’il n’a jamais vue.
Pourtant, selon la loi, le témoin est tenu de dire la vérité quand il est appelé à la barre. Mentir sciemment, sous serment, constitue un parjure et représente un acte criminel qui peut entraîner une peine d'emprisonnement maximale de 10 ans. Mais cela semble peu efficace pour mettre un frein à la corruption et l’appât de l’argent. À fortiori quand les juges, eux-mêmes, ont du mal à discerner entre le vrai et le faux témoignage. “Comment établir qu’un témoin est malhonnête, partial, corrompu ou qu'il a mauvaise réputation ? De plus, nous n’avons pas le droit d’intenter un procès d’intention à une personne : à partir du moment où l’on fait jurer le témoin, on est obligé de l’écouter”, rappelle un procureur. “Quand vous voyez la charge de travail et les dossiers empilés devant la Cour, vous comprenez aisément que le ministère public n’a pas vraiment la capacité ni le temps de s’assurer que les douze témoins qu’il a devant lui sont intègres”, renchérit cette avocate du barreau de Casablanca
telquel